Les dispositifs connectés tiennent une place de plus en plus importante dans la vie quotidienne de milliers de malades, et en particulier de personnes diabétiques. Applications mobiles et objets connectés se bousculent au portillon : de l’appli de conseil culinaire à la semelle connectée, en passant par les dispositifs de mesure en contenu du glucose ou les programmes de coaching en ligne, c’est une véritable armée de dispositifs numériques (ou numérisés) qui envahit l’espace du patient. Ils le mobilisent massivement, sollicitent ses compétences d’utilisateur et saturent son attention. Comment l’appropriation de ces outils par les patients se fait-elle ? Quelles en sont les limites ? La balance entre les bénéfices offerts par ces innovations et les difficultés d’usage dont elles s’accompagnent est-elle finalement positive ? C’est ce que nous avons cherché à comprendre à l’occasion d’une série d’études du Diabète LAB et de l’avis de nos « Diabèt’Acteurs » sur différents dispositifs connectés.
Les applications mobiles et objets connectés orientés « bien-être » et « santé » sont aujourd’hui une composante majeure de la santé mobile des personnes diabétiques. L’accès des patients à des données nombreuses, précises et répétées (par exemple, le suivi de la glycémie que propose les nouveaux lecteurs de glucose en continu) contribuent en effet tout à la fois à leur apprendre à mieux se connaître, à améliorer leur qualité de vie et à reconfigurer leur relation avec leur médecin.
Toutefois, ces outils à eux seuls ne font pas tout : pour que les patients bénéficient totalement de ces bénéfices, une forme d’accompagnement pluriel du patient est indispensable, notamment pour l’aider à utiliser le dispositif (l’application, l’appareil connecté…) et à en interpréter les données. Le rôle du médecin, du personnel paramédical, des prestataires à domicile…, est alors de prendre en charge cette dimension d’accompagnement sans laquelle le patient touche rapidement aux limites d’usage de l’outil. Mais quelles sont réellement ces limites ? Comment surviennent-elles dans l’univers quotidien du patient connecté ? Et comment peuvent-elles être repoussées par ce dernier, avec ou sans accompagnement ?
Un contexte de « saturation » peu propice à l’appropriation durable
Il convient tout d’abord, pour comprendre ce qui se joue autour de ces dispositifs, d’en étudier le contexte d’usage.
C’est dans le secteur des applications mobiles dédiées au bien-être et à la santé de la personne diabétique que les limites d’usage apparaissent comme les plus évidentes – en raison précisément du contexte d’« acquisition ». Massivement téléchargées, elles sont presque tout aussi massivement abandonnées, et font partie de cette majorité d’applis qui ne compte qu’une ou deux utilisations pour chaque installation.
Les raisons en sont multiples, mais difficile de ne pas incriminer d’abord la surabondance de propositions dans ce domaine, facteur évident de lassitude chez les patients mobinautes. Chaque nouvel outil nécessite en effet un nouvel apprentissage, pour comprendre de nouvelles finalités et de nouvelles fonctionnalités. Ce qui suffit souvent pour avoir raison de la bonne volonté des utilisateurs, d’autant plus que généralement, ces derniers n’ont pas été associés à leur conception.
Ces applications sont par ailleurs de véritable « outils cannibales », réclamant quotidiennement une quantité très importante de données. Cette alimentation de la machine est particulièrement lourde pour le patient, qui n’en perçoit pas toujours les bénéfices immédiats. Il peut même se trouver franchement rebuté par les « exigences » de certaines applis, qui imposent de noter à chaque repas tous les éléments du menu, la quantité de glucides des ingrédients, la mesure glycémique, etc. Difficile, même pour la personne diabétique la plus geek, de tenir ce rythme bien longtemps, en particulier lors des repas pris avec des proches ou des collègues de travail…
Mais si cette complexité peut souvent provoquer un rejet rapide de ces applications, elle est aussi parfois à l’origine d’un autre motif d’abandon : la montée en compétence du patient ! Rarement pensées comme de véritables programmes destinés à accompagner longuement leurs utilisateurs, elles portent en effet en elles cet effet pervers : le patient se forme à la résolution du « problème » auquel s’est attaquée l’application, et finit par se débrouiller parfaitement tout seul. Il est alors temps pour lui de faire du ménage dans son smartphone…
Dispositifs connectés : peurs irrationnelles et manque de confiance
En élargissant l’analyse à l’ensemble des objets connectés, d’autres motifs viennent s’ajouter pour expliquer l’abandon d’usage – voire le refus d’adoption avant même une première utilisation. C’est notamment le cas lorsqu’il s’agit de dispositifs médicaux dont l’accès n’est possible que sur ordonnance. La simple présentation par le médecin du dispositif peut conduire le patient à le refuser ou à l’abandonner rapidement, pour plusieurs raisons :
- certains patients veulent éviter tout ce qui pourrait les conduire à se confronter plus que d’habitude à leur maladie ;
- d’autres craignent de ne pas savoir utiliser convenablement le dispositif ;
- d’autres encore sont inquiets de se voir submergés de données dont ils ne savent que faire – c’est notamment la principale limite d’usage des lecteurs de glycémie en continu ;
- certains, enfin, manquent de confiance dans l’application ou le dispositif connecté – perte de confiance qui surgit parfois après les premières utilisations, par exemple lorsque le lecteur de glycémie capillaire ne donne pas le même chiffre que le dispositif de lecture du glucose en continu…
Ces craintes doivent être mises en regard des bénéfices attendus. S’agissant par exemple des lecteurs de glucose en continu, nous avons demandé aux patients et aux médecins de pointer le principal bénéfice de cet objet connecté. Pour les professionnels de santé, il s’agit très clairement de l’amélioration de l’équilibre glycémique des patients équipés. Mais pour ces derniers, c’est tout aussi unanimement la « qualité de vie » qui arrive en tête des bénéfices attendus !
Des attentes différentes, sources d’incompréhension et de malentendus
Les attentes ne sont réellement pas les mêmes, et les acteurs « partenaires » (le patient et son médecin) ne projettent ainsi pas les mêmes images, les mêmes désirs et le même imaginaire sur ces innovations. Résultat : un important risque de malentendu pendant le rendez-vous médical, entre deux personnes qui ne parlent en fait pas de la même chose – et une cause supplémentaire d’abandon ou de refus d’adoption de l’un ou l’autre des dispositifs connectés que peut proposer le médecin…
Ce risque d’incompréhension est par ailleurs d’autant plus grand que les patients n’entendent pas tous la même chose lorsqu’ils disent « qualité de vie ». A chaque application, à chaque objet connecté qui peut se présenter à eux, ils attachent des bénéfices différents au regard de leur qualité de vie : allègement des contraintes de vie quotidienne (par une application qui calcule la bonne dose d’insuline), meilleure insertion dans la vie sociale (grâce à un objet connecté qui rend la maladie plus discrète)…
Une autre attente importante des patients vis-à-vis des dispositifs connectés est bien sûr l’amélioration de leur « expérience subjective » de la maladie. Toujours dans le cas des lecteurs de glucose en continu, l’accès à des données en temps réel, en plus grand nombre, de façon continue et assorties de flèches de tendances permet au patient de mieux se connaître – notamment dans des moments de l’existence encore inexplorés jusqu’alors ou plus difficiles à observer, comme les périodes de sommeil.
Ces données et les indications de tendances qui les accompagnent vont aussi permettre aux patients d’objectiver leurs sensations corporelles, voire de remettre en cause l’interprétation qu’ils faisaient de certains symptômes. Ils peuvent alors confronter leurs sensations aux données et aux flèches de tendances, et ainsi réinterpréter les symptômes, mieux adapter les doses d’insuline, redouter moins les hypoglycémies… Conséquence : l’expertise du patient s’accroit, et il s’autonomise.
Pourtant, cette conséquence bénéfique, qui peut être étendue à un grand nombre d’objets connectés, s’acquiert au prix d’un travail redoublé du patient : il n’est pas déchargé du travail « habituel » sur sa maladie, la gestion de ses symptômes, etc., qui se voit « augmenté » d’un travail supplémentaire d’acquisition, de validation et de renforcement de compétences d’« utilisateur » de solutions connectées… Travail redoublé qui constitue, de fait, une nouvelle barrière, une nouvelle limite, dont la dimension socio-économique n’est pas exclue : tous les patients ne sont pas égaux face à cette nécessité induite par les solutions technologiquement innovantes.
Co-conception, accompagnement : deux facteurs qui repoussent les limites d’usage
Comme on l’a vu, la montée en puissance de l’expertise du patient reconfigure aussi la relation avec les médecins, notamment dans ses modalités et dans la définition des moments d’interaction.
On observe en particulier que les nouvelles connaissances du patient, octroyées par l’utilisation d’un outil connecté, se construisent de façon collective. Pas de nouvelle compétence sans le médecin, qui aide le patient à faire le tri dans la masse de données dont il dispose et dont souvent il ne sait pas quoi en faire ; et qui l’amène, par voie de conséquence, à devenir progressivement plus réflexif et autonome…
Sans modifier le nombre de visites chez le diabétologue, les objets connectés génèrent ainsi plus de sollicitation, plus d’interactions soignant-soigné, en dehors même des rendez-vous de suivi. Cette intensification de la relation se régule et s’estompe toutefois avec le temps, les médecins affirmant constater plutôt la construction d’une nouvelle relation, d’un nouveau cadre d’accompagnement, de nouvelles règles. Cela se négocie et s’installe au fil des échanges, induisant des formes nouvelles dans le « colloque singulier » entre le médecin et son patient.
Ces nouvelles formes constituent probablement une des approches pour repousser les limites d’usages constatées à propos des objets connectés. Ce sont elles qui peuvent permettre aux patients de se les approprier massivement, efficacement et durablement, sous réserve de la mise en place d’approches d’accompagnement complémentaires. A cet égard, l’ensemble des études du Diabète LAB converge vers deux approches prioritaires :
- applications et objets connectés doivent être pensés dans des dispositifs plus globaux, aux objectifs plus larges ; ils doivent s’intégrer dans une « organisation » dont la finalité la dépasse – un programme de télésuivi, d’éducation thérapeutique du patient, de coaching…
- ils doivent être accompagnés d’outils complémentaires permettant cette appropriation : tutoriels, accès à une communauté en ligne…
C’est à ce prix, et dans la mesure où, idéalement, ils sont co-construits avec les patients eux-mêmes et leurs associations, que les objets connectés pourront s’installer de façon pérenne dans le nouveau paysage de la santé et du bien-être des malades.
Les contenus de cet article sont pour l’essentiel issus d’une conférence-débat sur la place des objets connectés dans l’amélioration de la qualité de vie et de l’adhésion aux traitements. Cette conférence (le Symposium Philips) s’est tenue le 23 novembre 2017 lors du Congrès du Sommeil® à Marseille. Caroline Guillot, sociologue responsable du Diabète LAB, y avait présenté une typologie des objets connectés liés au diabète, ainsi qu’une analyse des limites d’usages associées à ces objets, en s’appuyant sur son expérience du terrain et les études conduites auprès des patients diabétiques par les équipes du Diabète LAB.
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