Pourquoi les technologies numériques modifient-elles la connaissance que le patient acquiert de lui-même et de sa maladie ? Comment transforment-elles leur attitude vis-à-vis du diabète ? Comment ce dernier, moins subi, devient-il alors un véritable champ d’expérimentation pour le patient équipé, qui peut à tout moment confronter ce qu’il ressent aux données qu’il collecte sur lui-même et aux tendances qu’elles lui permettent de visualiser ? C’est un des aspects que s’efforcent d’analyser nos études sur les dispositifs de mesure du glucose en continu.

Mieux étudier les dispositifs de mesure du glucose en continu

Très attachées à faire progresser l’étude des dispositifs de mesure du glucose en continu (MCG), les équipes du Diabète LAB ont cherché à comprendre, à travers plusieurs de leurs enquêtes, comment ces nouveaux objets influaient sur le « travail réflexif du patient ».

Cette notion, qui postule que chacun peut « s’arrêter » pour réfléchir à sa condition de malade et tirer d’importants bénéfices de cette réflexion, est centrale dans tous les travaux de recherche sociologique sur la vie quotidienne des malades – en particulier des malades chroniques, que leur long compagnonnage avec la maladie conduit souvent à une riche introspection.

Des patients encore plus acteurs de leur prise en charge

Ce travail réflexif porte tout autant sur « l’avant » que sur « l’après ». Dans toute prise en charge médicale, en effet, l’action des soignants et celle du patient alternent durablement, mais aussi s’entrelacent, et parfois s’entrechoquent ; or pour que le patient soit un patient conscient et réellement acteur, il est indispensable qu’il prenne du recul et redonne une forme de continuité au regard qu’il porte sur sa maladie et sa prise en charge. En étant moins dans l’instant de l’évaluation ou du soin, en entrant dans la durée de la réflexion, il subit moins et redevient (un peu plus) acteur de sa prise en charge. De ce fait, il construit un regard complexe sur sa pathologie – et sur sa situation de patient ; et même s’il ne possède pas toujours les mots pour le dire, cette construction aboutit souvent à de très profondes modifications de sa relation avec la maladie.

Forts de cette conviction, nous avons entrepris de capter les éléments de ce travail réflexif, au fil des entretiens que nous menons avec les patients. Et nous avons rapidement constaté, notamment à l’occasion d’études sur les lecteurs de glucose en continu, que leur utilisation changeait sensiblement la donne.

Le travail du patient « reconfiguré » par la MCG

Le premier constat réside dans les importantes variations qu’on peut observer quant à l’auto-éducation de l’utilisateur, que ce soit en matière d’utilisation proprement dite ou de compréhension des données et des courbes de tendances. Tout au long de la période de prise en main, puis d’utilisation courante, et enfin d’usage avancé d’un dispositif de mesure du glucose en continu, le patient diabétique renforce son autonomie par « sauts » successifs – qui n’excluent d’ailleurs pas certains retours en arrière.

La première utilisation d’un dispositif de MCG peut être en elle-même un outil du diagnostic éducatif. Elle permet d’identifier les situations de vie où le patient peut être en difficulté (gestion de l’activité physique, crainte des hypoglycémies, horaires de travail variables, repas inhabituel, etc.) et contribue ainsi à recueillir ses attentes.

Un véritable moment d’euphorie préside d’ailleurs souvent aux premières mesures : « Au début c’était un nouveau gadget, c’était très souvent que je me scannais… raconte ainsi un patient. Et après, on se calme ! » ajoute-t-il.

Passé le temps de la découverte de l’outil, vient alors celui de nouvelles formes d’expérimentation personnelle. Le « travail du patient » est en quelque sorte « reconfiguré » par ces dispositifs numériques. En délivrant soudain une masse d’informations en continu, ils conduisent progressivement le malade à devenir un sujet d’observation et d’étude pour lui-même.

Ce qui est transformé en profondeur par l’usage de ces outils, c’est notamment la temporalité de l’expérience quotidienne de la maladie.

Plus de disponibilité pour collecter des données « environnementales »

Produisant davantage de données que les autres outils existants – et à un rythme beaucoup plus intense – ils conduisent progressivement le patient à de nouvelles formes de « travail », de réflexivité et de connaissance de soi liées à l’expérience de la maladie.

Ces évolutions sont particulièrement intéressantes, du fait qu’elles se situent dans le champ d’une maladie chronique : en effet, on se trouve ici en présence d’un schéma d’expérience de la maladie « ouvert » et en constante recomposition, loin du schéma courant symptôme-diagnostic-traitement-guérison/mort. La gestion quotidienne (et sociale) de la maladie s’en trouve profondément modifiée, et par voie de conséquence la nécessité pour le patient d’entrer dans une appropriation particulière de sa situation, de sa pathologie, de son corps.

L’arrivée d’une masse de données dans ce contexte constitue dès lors un véritable « accélérateur » de prise de conscience.

Comme on a pu le lire dans un article précédent, l’utilisation de lecteurs de glycémie en continu se caractérise par l’allègement de nombreuses contraintes. Cette « libération » possède un effet induit important : la disponibilité psychologique retrouvée du patient se reporte naturellement sur une collecte d’informations environnementales (apports alimentaires, activité physique, autres activités…) qui vont le conduire progressivement à une meilleure connaissance de son diabète… et de lui-même. N’ayant plus à retranscrire les données de sa glycémie, qui sont automatiquement stockées dans le lecteur, le patient se trouve en effet amené à alimenter ce dernier par de nombreuses données complémentaires, qu’il collectait en beaucoup moins grande quantité lorsqu’il mesurait sa glycémie par piqûre du doigt.

Comparer « l’expérience calculée » et « l’expérience subjective »

Dans les études du Diabète LAB, la notion de réflexivité est appréhendée comme « la capacité des individus à développer une connaissance de soi à partir des expériences passées pour agir et anticiper des situations et des actions futures plus ou moins proches temporellement ».

Les dispositifs de mesure du glucose en continu sont donc bel et bien des outils de réflexivité : le « travail sur soi » qu’ils occasionnent favorise la prise de recul par rapport aux situations vécues et, par voie de conséquence, une meilleure anticipation des situations nouvelles, qui seront abordées en mobilisant les enseignements tirés de l’expérience. En réduisant la part d’incertitude liée à l’avenir et l’anxiété qu’elle génère, ils permettent in fine au patient de mieux gérer son diabète.

De la même manière, on constate chez les patients sous MCG une forte tendance à comparer les données de « l’expérience calculée » (affichées par le dispositif) et celles de « l’expérience subjective » (issues de l’attention corporelle). Cette confrontation peut notamment les conduire à réinterpréter certaines perceptions, par exemple à mieux différencier les sensations qui étaient auparavant systématiquement associées à une hypoglycémie. Cette expérience conduit alors les patients à développer une forme de vigilance, et à travailler leur sensibilité à l’hypoglycémie…

Favoriser « l’éducation à la réflexivité »

Ces modifications de l’attitude du patient vis-à-vis de lui-même passent toutefois par une phase intermédiaire, que l’on pourrait nommer « attitude expérimentale ». Cette période, qui est grosso modo celle de l’appropriation de l’outil technologique et de sa prise en main, nécessite de la part du patient une plus grande activité. C’est en effet de la comparaison des résultats des deux dispositifs (la piqûre du doigt et la mesure du glucose en continu) que va progressivement émerger la confiance dans le nouveau.

C’est d’ailleurs peut-être un des enseignements majeurs de ces études : l’adoption réussie de la mesure du glucose en continu ne dépend pas que de son appropriation « technique », mais aussi, très largement, d’une éducation à cette « réflexivité ». Ne pas partager avec le patient les outils de la réflexion sur les résultats, c’est prendre le risque de l’inefficacité, du découragement et finalement du rejet et de l’abandon de la technique. Il est donc aujourd’hui indispensable de mettre au point de modules d’éducation qui permettent aux patients de profiter au maximum de ces avancées technologiques pour gagner en aisance et en autonomie.

Synthèse

Dans le cadre des usages des lecteurs de glucose en continu, le travail réflexif du patient diffère de celui associé aux lecteurs par glycémie capillaire, du fait des transformations de la temporalité des diverses activités constitutives de l’autosurveillance. Se transforment :

  • la temporalité de la mesure (qui est rapide et qui peut s’effectuer potentiellement à tout à moment et de façon répétée) ;
  • la temporalité de l’affichage (qui suit immédiatement la mesure) ;
  • la temporalité de la consultation des résultats (mesure, affichage et consultation sont quasiment instantanés) ;
  • la temporalité des modalités de présentation des résultats (donnée ponctuelle, tendance de la glycémie et évolution au cours des dernières heures) ;
  • et, enfin, la temporalité des représentations tirées des résultats par le patient (qui, de façon instantanée, bénéficie d’informations lui permettant d’apprécier, de qualifier les situations passée, présente et future en les mettant en lien).

Homme, 32 ans, diabète de type 1

« Ça donne une tendance glycémique. Comme je suis un peu plus haut mais que ça décroît rapidement, je ne vais pas me piquer. Alors que si j’avais juste eu l’indication avec le sang, comme je n’aurais pas eu la tendance, je me serai peut-être piqué et je serai peut-être retombé en hypo derrière. »

Femme, 25 ans, diabétique de type 1

« Au début, je ne sortais jamais sans mon autre lecteur de glycémie, mais après quelque temps, j’avais suffisamment confiance. Et donc je suis sortie d’abord jusqu’au magasin proche de chez moi, et puis après j’ai fait toujours un peu plus. Je n’ai plus besoin de mon autre lecteur maintenant. »

Mère de famille utilisant le lecteur pour son enfant DT 1

« Je télécharge les données, j’imprime, je fais pareil avec les résultats de la pompe à insuline, je fais moi-même les courbes et ensuite je scanne le document, je l’envoie au médecin et j’attends son avis. » 

Homme de 59 ans, diabète de type 2

« Quand je le vois [le médecin spécialiste], j’imprime un ou deux rapports et je les lui remets. Comme ça, il a une idée. Mais c’est seulement entre mon endocrinologue et moi, personne d’autre. »

Extraits de publications scientifiques

Trois étapes de son développement peuvent être distinguées. La première est celle de la confrontation des mesures issues des deux dispositifs. Le patient compare à un instant t les résultats tirés de la glycémie capillaire à ceux de la mesure continue du glucose. C’est en comparant le degré de coïncidence ou de convergence des résultats que se construit progressivement la confiance dans le dispositif. […]

Le patient multiplie les expériences du même type, qu’il juge positives, et a tendance à moins s’inquiéter et à se sentir rassuré dans ses usages du nouveau dispositif. Cette dernière étape est aussi celle des « petites » expérimentations alimentaires lors desquelles le patient cherche à mesurer les effets sur sa glycémie de l’ingestion de tel ou tel aliment dans une proportion donnée.

Caroline Guillot & Alexandre Mathieu-Fritz, Pratiques n°79, septembre 2017, « Diabète, une autosurveillance facilitée ? »

Plus généralement, le recours aux technologies numériques ouvre des pistes très intéressantes pour l’ensemble des personnes diabétiques, en permettant une prise en charge de son diabète sans perturber de façon aussi importante qu’aujourd’hui les programmes d’activités des patients. Cela serait naturellement une source d’encouragement pour les patients à adhérer à leur traitement tout en leur assurant une meilleure qualité de vie.

Caroline Guillot – Diabète LAB, Après-demain n°42, avril 2017, « Perception par les personnes diabétiques de l’accès aux soins »

L’étude Diabète LAB montre […] une adoption progressive du dispositif, au point que certains finissent par délaisser totalement leur lecteur de glycémie capillaire.

Ces multiples mesures font émerger de nouvelles modalités d’anticipation dans la prise en charge de la maladie. Elles leur permettent d’apprendre à mieux se connaître, mais aussi à mieux repérer et anticiper les hypoglycémies. La réflexivité alimentaire est régulièrement mentionnée : « Vous arrivez à analyser ce que vous voulez et quand vous voulez. Vous pouvez faire plein d’expérience, par exemple savoir quel aliment va faire augmenter la glycémie de combien. »

Pour conclure, l’un des enjeux aujourd’hui est que chaque personne diabétique utilise ces dispositifs à bon escient tout en renforçant leur autonomie dans la prise en charge de leur diabète et leur réflexivité. D’où l’importance de mettre en place des programmes d’éducation thérapeutique (aide à l’utilisation, à la compréhension des données et des courbes de tendances).

Caroline Guillot – Diabète LAB, Médecine des maladies métaboliques, juin 2017, « Éducation à l’utilisation pratique et à l’interprétation de la mesure continue du glucose : position d’experts français », page S37.