L’intelligence artificielle, les algorithmes et le « big data » nourrissent aujourd’hui tous les fantasmes. Qu’ils valorisent à l’extrême la capacité des chercheurs à modéliser de puissantes aides au diagnostic, ou qu’ils insistent au contraire sur le risque de dépossession et de déshumanisation de la médecine, ces derniers possèdent une vertu commune : ils conduisent le monde de la santé à une réflexion très profonde sur ses choix et sa place dans une société en voie de robotisation, sur les rôles respectifs de l’humain et de la technologie dans le soin, et sur la nécessité de réguler, plus ou moins, ces profonds bouleversements.
Mais si les aspects technologiques, médicaux et éthiques – entre autres – se trouvent au cœur des débats, la dimension économique de l’intelligence artificielle en santé est rarement évoquée en dehors de quelques cercles d’initiés. C’est pourtant autour de ces questions que se jouera, sans doute à très court terme, l’acceptation par le grand public de ces technologies, que nous présentions dans un précédent article comme « le grand mythe de notre temps » : coût de production et régime juridique des données, valorisation et partage de la valeur ajoutée, dilemme entre financement de l’innovation et protection des personnes, rôle de la France et de l’Europe face aux géants mondialisés, relations entre secteur public et acteurs privés…
L’économiste Alain Rallet et Stéphane Bidet, président de la startup Hillo, ont accepté de répondre à nos questions pour nous éclairer sur ces questions de prospective.
Faire de la France un leader de l’intelligence artificielle en santé
Très sérieusement prises en considération par les autorités hexagonales, les questions économiques liées à l’intelligence artificielle viennent notamment de faire l’objet d’une forte initiative à travers la création du « Health Data Hub », première plateforme publique dédiée à l’échange et à l’exploitation des données de santé. Annoncée en grande pompe par le Président de la République et la Ministre de la Santé et présentée comme un outil destiné à « faire de la France un leader en matière d’intelligence artificielle », cette plateforme se donne notamment pour mission de « créer une synergie entre les initiatives prometteuses qui se développent actuellement de manière déconnectée » et de « concevoir cet écosystème en lien avec les utilisateurs ».
Le manifeste des pouvoirs publics, exprimé sur le site internet du hub, est extrêmement clair : « Une telle plateforme, facilitant les interactions entre producteurs des données de santé, utilisateurs et citoyens, dans des conditions élevées de sécurité, est essentielle à l’émergence d’innovations dans le domaine de la recherche ». Il s’agit donc bien lutter contre la tentation des GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) et des multinationales de la santé de capter à leur profit exclusif la valeur économique des données, notamment de celles qui sont directement issues du patient.
Le producteur de la donnée, au sens économique du terme, est en effet celui qui la collecte, lui donne forme et l’utilise pour son propre compte ou la diffuse à des tiers après valorisation. A titre d’exemple, la galaxie des outils et plateformes appartenant à Google (le moteur de recherche proprement dit, mais aussi Gmail, Youtube, l’outil de statistiques Google Analytics, etc.) exploite les milliards de données produites par les utilisateurs de ces services. Chaque clic est enregistré et attaché au profil de la personne qui le réalise. L’anonymat de cette dernière est une pieuse illusion : cet enrichissement du profil permet au moteur de recherche de lui envoyer des résultats de plus en plus finement adaptés à ses habitudes, à ses goûts, à sa culture… Mais il lui permet aussi de vendre à des annonceurs, de plus en plus cher, les espaces qui entourent ces résultats de recherche, en valorisant la proximité entre l’utilisateur unique identifié de l’autre côté de l’écran et le produit proposé par l’annonceur… Intelligence artificielle complexe nourrie par ces milliards d’informations, Google est ainsi devenu l’archétype de ces organes « confiscatoires » de la valeur des données personnelles…
Comment réguler ce « nouveau continent » ?
On le voit, « la situation actuelle ouvre de nouvelles perspectives de valorisation économique, constate Alain Rallet. L’intelligence artificielle, c’est un véritable « nouveau continent » en surplomb du secteur médical, fondé sur l’exploitation des données de santé dans les algorithmes. Toutes sortes d’innovations vont se développer dans le domaine de la prévention, du diagnostic, etc., mais la question centrale reste : à quelles conditions ? »
A quelles conditions, en effet, l’innovation peut-elle se développer sans mettre gravement en danger la vie privée des personnes ? Ces myriades de données issues de utilisateurs, collectées auprès d’eux parfois à leur insu, constituent en effet un véritable « double numérique » de chaque individu – on parle aujourd’hui à raison « d’identité numérique ». Et à chaque fois qu’un acteur économique se saisit d’une partie de ce double en captant des données personnelles, il se livre à une véritable prise de pouvoir – pour ne pas dire prise de contrôle – sur la personne en question, sur sa capacité de décision (en lui renvoyant des propositions qu’il a construites pour ce double) et sur sa liberté individuelle…
Pourtant, « la valorisation économique des données de santé est possible sans aboutir nécessairement à un échange marchand », répond l’économiste. Plusieurs conditions sine qua non de cette valorisation non marchande sont requises : l’interopérabilité des données, assortie de finalités explicitées et précises ; et la compatibilité avec les outils actuels de protection des données en question. Dès que ces conditions sont réunies, il devient donc possible de faire circuler les données, y compris entre acteurs publics et privés – les données, véritable « carburant » de l’intelligence artificielle qui a besoin d’en consommer des volumes considérables pour que les algorithmes « apprennent », s’ajustent et s’améliorent au fil du temps…
Encadrer la valorisation des données pour la mettre au service du système de santé
Il suffit pour engager cette circulation que les règles du jeu soient claires dès le départ. Or ces règles dépendent étroitement du contexte dans lequel se situe l’échange. « Le champ est balisé pour ce qui concerne les communications de données à l’intérieur de la sphère publique, ou avec des acteurs privés qui relèveraient de l’action publique en santé ou seraient détenteurs d’une délégation de service public, précise Alain Rallet. Mais dès que l’on prend en considération les acteurs purement privés, se pose la question de la fixation de la valeur d’échange de la donnée. Lorsque ce sont les acteurs publics qui cèdent des données à des acteurs privés, la rétribution de la valeur ajoutée participe au financement du système de santé ; quand l’échange se déroule dans l’autre sens, il mérite aussi rétribution pour la valeur ajoutée qui est créée, et qui contribue à améliorer les capacités du système de santé. »
Autrement dit : d’un côté, lorsque les acteurs publics « brassent » des données, ils augmentent la valeur de ces dernières, et c’est cette valeur ajoutée qui doit être « rémunérée » à une hauteur suffisante pour contribuer au financement de la santé publique ; de l’autre côté en revanche, lorsque les acteurs économiques privés « augmentent » des données pour créer des systèmes intelligents au service de la santé publique et des patients, ils rendent le système de santé plus efficace, et c’est à ce titre qu’ils doivent être rémunérés.
En théorie, il s’agirait donc d’un écosystème plutôt vertueux, qui prend en toute hypothèse sa part dans l’amélioration de notre système de santé. Une réalité que Stéphane Bidet, à la tête de la startup Hillo, illustre d’un trait : « Si un acteur public vient demain nous demander nos données pour de la recherche publique, on discutera, bien sûr. Ce serait mal venu de notre part de ne pas le faire, dans la mesure où ce sont des acteurs publics qui nous ont permis de nous développer et d’être en avance sur les autres… »
Prime aux plateformes d’échanges de données
Il demeure pourtant un grand nombre de questions non résolues, qui peuvent altérer ce premier constat. Le marché peut-il résoudre seul le sujet de l’échange marchand ? La complexité, la dispersion et l’hétérogénéité des données permettent-elles un traitement univoque de la question ? A cet égard, l’économiste fait remarquer que « prime est donnée à ceux qui sont capables de centraliser et d’offrir les données dans un seul guichet : c’est ce qu’on pourrait appeler la « plateformisation » de l’exploitation des données de santé ». Les plateformes vont venir en quelque sorte s’interposer entre les émetteurs de données et leurs utilisateurs, dont la typologie reste encore à établir. Avec un risque majeur : que les plateformes en question soient les premiers bénéficiaires économiques de cette approche, bien avant les patients et le système de santé…
[A suivre…]
Alain Rallet est économiste. Professeur à l’Université Paris-Sud, il est spécialiste de l’économique numérique et de la valorisation des données personnelles. Il a notamment publié Peut-on valoriser ses données personnelles ? 3 scénarios : consentement, monétisation, biens communs, octobre 2018, Éditions du CNRS.
Stéphane Bidet est ingénieur. Il est CEO et co-fondateur de la startup Hillo. L’application Hillo collecte les données issues du capteur de glycémie et des informations complémentaires saisies par la personne diabétique, et propose une aide à la décision personnalisée basée sur son intelligence artificielle. Hillo (sous son ancien nom Healsy) est lauréate du Hackathon 2017 du Diabète LAB.