Parmi les nombreuses hypothèses économiques envisageables, la « plateformisation » de l’exploitation des données de santé semble aujourd’hui tenir la corde. Mais cette forme de centralisation se heurte encore à la grande diversité de ces acteurs (hôpital, professionnels de santé, laboratoires pharmaceutiques, grands acteurs du numérique, opérateurs d’objets connectés et d’applications de suivi des maladies chroniques, d’applications fournissant des données comportementales (sport, nutrition), de bases de données commerciales, etc.), qui constitue une source de confusion pour encadrer les transactions de manière adéquate.

Le risque de la dépossession des détenteurs de données

Confusion d’autant plus importante que la clé de ce jeu de dupes est la quasi disparition de l’individu qui fournit la donnée brute ! Dotée d’une valeur intrinsèque très faible, cette dernière ne se valorise réellement qu’à mesure qu’elle est échangée, croisée, enrichie… « C’est la dimension sociale de la donnée personnelle qui en produit la valeur, mais le détenteur initial de la donnée en est du coup très éloigné », précise Alain Rallet. Le détenteur initial des données – c’est-à-dire le patient, l’individu auquel les données sont attachées – n’en est en effet pas le « producteur » au sens économique du terme, ce dernier étant toujours le premier acteur économique qui collecte la donnée auprès de son détenteur – que ce soit à travers un capteur, un objet connecté, une application ou un formulaire…

Or en termes de propriété intellectuelle, poursuit-il, « les juristes européens sont vent debout contre l’établissement d’un droit de propriété sur les données », la marchandisation de l’humain demeurant un tabou majeur. Effet pervers de cette posture vertueuse : pour lui permettre d’échapper à la marchandisation de sa personne, le législateur dépossède en quelque sorte l’individu de toute capacité à contrôler les informations qui sont issues de sa personne. Ce que l’économiste résume d’une formule qui fait froid dans le dos : « Soit la personne humaine est dessaisie sans échange marchand, soit on en fait l’acteur de son propre dessaisissement… »

Pour autant, les réglementations européennes en matière de données de santé rendent encore le secteur très difficile à pénétrer par les acteurs économiques. « Les GAFA ont développé des activités illégales ou de contournement au départ, qui finissent toujours par se légaliser dans les secteurs qui ne sont pas très réglementés. Mais ce n’est pas le cas dans la santé, raison pour laquelle les activités autour de la donnée et de l’intelligence artificielle ne se développent pas de façon rapide au profit des GAFA », tempère l’économiste.

Considérer les données personnelles de santé comme des « communs »…

Pour répondre partiellement à cette difficulté, le modèle économique de Hillo – comme celui de nombreuses startups françaises dans l’intelligence artificielle en santé – est orienté BtoB ; c’est-à-dire que le produit est vendu à des industriels qui le distribuent ou l’utilisent pour alimenter leurs propres appareils, et pas directement aux utilisateurs. L’objectif, en l’occurrence, c’est que les personnes diabétiques aient l’outil entre les mains sans que ça leur coûte directement. « Ce qui a du sens pour le payeur, c’est l’amélioration de la qualité de vie du patient, plus que des données à revendre, détaille Stéphane Bidet. L’intelligence artificielle et l’utilisation des données pour améliorer l’algorithme doivent apporter un vrai plus, rendre un service au patient. Une startup comme Hillo n’existe pas sans le stylo connecté ; mais le stylo n’existe pas sans nous, nos algorithmes et nos données. » Un modèle dans lequel tout le monde semble gagnant.

Certaines grosses startups, notamment nord-américaines, tentent pourtant de construire un autre modèle économique, autour de la commercialisation directe des données – en les vendant aux employeurs, aux mutuelles, etc. Les choix effectués par Hillo sont à l’opposé de cette approche, et l’équipe s’efforce de mettre au centre de sa réflexion économique un modèle plus respectueux de la protection des données. « Le partenaire pharmaceutique ne récupère pas les données, précise Stéphane Hillo. Ces dernières sont conservées chez un hébergeur certifié de données de santé (HDS), et nous séparons les données de santé des données identifiantes, afin de les anonymiser et de pouvoir les utiliser pour faire de l’apprentissage (« machine learning ») et améliorer les algorithmes. »

Mais une inflexion juridique et économique plus radicale encore, qui semble parée de toutes les vertus, est proposée par certains acteurs. Alain Rallet la présente ainsi : « Il faudrait considérer les données personnelles comme des « communs », au sens anglo-saxon du terme[1]. Elles n’auraient alors de valeur qu’en devenant communes – c’est-à-dire croisées et mutualisées – et en étant sous la gouvernance d’un acteur collectif qui énonce que ces biens sont communs. Dans le domaine de la santé, les associations de patients pourraient être cet acteur collectif, qui constituerait les données personnelles de leurs membres en bien commun et seraient alors en position de négocier avec les labos, les hôpitaux, les chercheurs. La rétribution serait collective, sous la forme de l’amélioration des dispositifs, des diagnostics, de la recherche… »

… et mettre les associations de patients au cœur de leur gouvernance !

L’enjeu est considérable. Et l’approche évoquée semble à la mesure de cet enjeu, permettant en effet de créer une véritable alternative, notamment face aux plateformes purement privées et marchandes – le fait des GAFA par exemple, dont la souplesse et la puissance ne semble pas à ce jour suffisants pour assurer totalement sa mission de sécurisation du marché de la donnée de santé.

Le développement d’un écosystème vertueux pour l’intelligence artificielle en santé est donc probablement à ce prix. S’agissant de la prévention et du traitement du diabète, à la pointe de l’innovation en la matière, la Fédération Française des Diabétiques et son Diabète LAB prendra sa part du débat en conduisant une réflexion approfondie sur ces questions économiques et juridiques plus que sensibles…

[1] Le « commun » est un mode d’organisation de la propriété et des échanges de biens qui repose essentiellement sur trois piliers : un accès ouvert à la ressource partagée (le bien en question) ; l’auto-organisation des participants à la ressource commune ; et un mode de gouvernance qui repose sur un principe polycentrique et non hiérarchique.

Alain Rallet est économiste. Professeur à l’Université Paris-Sud, il est spécialiste de l’économique numérique et de la valorisation des données personnelles. Il a notamment publié Peut-on valoriser ses données personnelles ? 3 scénarios : consentement, monétisation, biens communs, octobre 2018, Éditions du CNRS.

Stéphane Bidet est ingénieur. Il est CEO et co-fondateur de la startup Hillo. L’application Hillo collecte les données issues du capteur de glycémie et des informations complémentaires saisies par la personne diabétique, et propose une aide à la décision personnalisée basée sur son intelligence artificielle. Hillo (sous son ancien nom Healsy) est lauréate du Hackathon 2017 du Diabète LAB.

Si vous n’aviez pas lu le premier article de dossier : 

L’IA : La valorisation des données au cœur du débat – #1