Les troubles des conduites alimentaires (TCA) sont des pathologies complexes, incluant l’anorexie, la boulimie et l’hyperphagie, qui résultent souvent de facteurs psychologiques. Chez les personnes atteintes de diabète, ces troubles peuvent compliquer la gestion de la glycémie et l’adhésion aux traitements, rendant leur prise en charge plus délicate.
Pourtant, le lien entre diabète et TCA reste insuffisamment exploré, alors même que ces deux pathologies s’influencent mutuellement et nécessitent une approche médicale et psychologique adaptée. Afin d’approfondir ce sujet, la Fédération Française des Diabétiques a élaboré un dossier combinant une approche théorique, accessible via les liens en fin d’article, et une approche pratique, illustrée par des interviews de professionnels de santé accompagnant des patients diabétiques, également disponibles en fin d’article.
À travers l’expertise du Dr Clément Vansteene, spécialiste en psychiatrie-addictologie, cette interview met en lumière les défis du diagnostic et de la prise en charge des patients diabétiques souffrant de TCA. Il propose également des pistes pour renforcer l’accompagnement et la collaboration entre professionnels de santé. Vous pouvez retrouver la synthèse de cette interview sur le site de la Fédération Française des Diabétiques juste ici.
Qui êtes-vous ? Quel est votre parcours ?
Je suis praticien hospitalier temps plein en psychiatrie-addictologie. Actuellement je suis médecin responsable d’une unité d’hospitalisation temps plein à la clinique des maladies mentales et de l’encéphale, hôpital Sainte Anne, GHU Paris psychiatrie et neurosciences. Dans l’unité dont je m’occupe, qui propose 20 places d’hospitalisation, nous recevons 10 patients en sevrage boulimique (i.e. correspond à l’arrêt progressif des crises de boulimie grâce à un accompagnement médical et psychologique visant à modifier les comportements alimentaires et à mieux gérer les émotions.), qui peuvent aussi souffrir d’un trouble lié à la consommation de substances, les 10 autres patients sont admis pour crise suicidaire après un passage aux urgences. La fin de mon cursus a été associé à la rédaction d’une thèse sur les fratries d’adolescents souffrant d’anorexie mentale et un master en neurosciences portant sur les facteurs de risques de tentative de suicide chez les sujets souffrant d’un trouble de l’usage d’alcool (anciennement appelé alcoolo-dépendance). Cette dernière partie m’a donc à la fois sensibilisé et permis d’approfondir le sujet des liens entre addictions, troubles du comportement alimentaire et pathologies psychiatriques. De manière plus large une forte proportion des patients que je croise au quotidien présente à la fois des difficultés alimentaires, des consommations de substances psychoactives et des antécédents plus ou moins récents de tentatives de suicide, ce qui se rapproche de profil de personnalité appelées « borderlines ». En résumé, les personnes qui présentent ce profil de personnalité ont tendance à utiliser diverses stratégies particulièrement « périlleuses » pour lutter contre des angoisses en lien avec le sentiment de rejet et d’abandon (d’où la place occupée par les TCAs, les mises en danger, les consommations de toxiques, les automutilations et les passages à l’acte suicidaire).
Pouvez-vous rappeler en quelques mots les grands types de TCA ?
Un élément de définition générale : « Les troubles des conduites alimentaires impliquent une alimentation anormale et une obsession pour la nourriture, ainsi que des préoccupations proéminentes concernant le poids et la forme du corps ». De cette définition, une première remarque émerge : les diabètes sucrés, et en particulier le DT1 sont au moins pour partie un TCA induit par leur prise en charge. On pourrait en faisant un raccourci caricatural dire que le diabète dans sa trajectoire s’associe à un TCA « médico-induit ».
Pour en lire plus sur la définition TCA, vous trouverez l’ensemble des explications sur le site de la Fédération Française des Diabétiques en cliquant ici.
Quels « profils » de patients prenez-vous en charge ?
Les patients que je prends en charge sont des patients souffrant de TCA avec une composante de boulimie : c’est-à-dire des épisodes suivis de différentes stratégies de contrôle du poids. En pratique il peut s’agir de patient avec une boulimie à proprement parlé, ou de patients présentant une anorexie mentale avec conduites de crise et purges, c’est-à-dire des comportements compensatoires comme les vomissements provoqués, l’usage excessif de laxatifs ou de diurétiques.
Concernant le diabète de type 1, seules 1% des patientes souffrant de DT1 présenteraient une anorexie mentale (1) et 16,2% une boulimie (2). Par ailleurs, 7% de ces mêmes patientes présenteraient une « diaboulimie » qui correspond à une forme de boulimie où prédomine comme stratégie de contrôle du poids l’omission volontaire d’insuline. Enfin, jusqu’à 40% des femmes souffrant d’un DT1 présenteraient régulièrement des omissions volontaires d’insuline (4).
En ce qui concerne le diabète de type 2 : de l’ordre de 20% des patients atteints de DT2 présenteraient des symptômes de TCA plus ou moins spécifiés.f Le premier représenté étant l’hyperphagie boulimique (aussi appelé Binge Eating Disorder) avec de 2 à 4% de prévalence (5) en population souffrant de DT2.
- Première remarque, comme dans les autres situations concernant les TCAs, les hommes sont les grands oubliés de la science et il n’existe pas ou peu d’étude sur eux en cas d’association à un diabète.
- Seconde remarque, nous sommes à ce jour peu enclin à aller détecter un TCA dans cette population souffrant de diabète (type 1 ou 2), paradoxalement surexposée. En effet, les exigences du suivi glycémique et les restrictions alimentaires recommandées peuvent masquer ou normaliser certains comportements à risque, rendant le dépistage plus complexe.
- Troisième, et douloureuse, remarque : nos services de psychiatrie spécialisés sont peu ou pas en lien avec les services de diabétologie, et l’adressage entre confrères pour prise en charge conjointe, pourtant évident à la lecture de ces chiffres, n’existe que de manière sporadique.
Quels sont les principaux défis pour diagnostiquer un TCA chez une personne diabétique ?
Le diagnostic de TCA chez les sujets atteints de diabète pose plusieurs défis. Le premier est un défi presque symbolique, poser la question des stratégies de contrôle de poids et des accès boulimiques. Cela parait une évidence mais est en pratique chose complexe, car le patient, qui connait parfois son diabétologue depuis des années éprouve honte et/ou culpabilité à aborder ces questions, en particulier lorsqu’il s’agit d’omission d’insuline. Ensuite, il faut s’autoriser à adresser le patient vers un psychiatre qui maitrise la thématique des TCA et qui est à l’aise avec l’idée de suivre un patient dont la comorbidité organique vient faire vivre des moments d’inquiétude assez incontournables, et cette catégorie de professionnels « un peu à la frontière » est encore trop rare.
Sous quelle forme accompagnez-vous ces patients ?
L’accompagnement des patients diabétiques souffrant de TCA suit les mêmes principes que pour les autres patients atteints de ces troubles, à une exception près : une collaboration étroite avec le diabétologue est essentielle pour ajuster progressivement l’insulinothérapie. Un changement trop brusque risquerait d’être inefficace en pratique et pourrait aggraver les complications du diabète. L’équipe de prise en charge reste similaire à celle des TCA sans diabète, incluant un psychologue, un diététicien et, si nécessaire, un psychiatre, dont le rôle est précieux pour coordonner les soins et assurer un suivi adapté au patient.
La base est le suivi individuel, mais, dans les villes de taille importante, au premier rang desquelles se trouve Paris où j’exerce, il est très intéressant de pouvoir proposer des groupes de patients. C’est la formule complémentaire parfaite car elle permet un travail de déstigmatisation. La question de l’animateur du groupe est aussi importante, dans l’idéal il inclue un psy (psychologue ou psychiatre) et un pair aidant connaissant les deux pathologies, ce qui est le cas dans notre service.
FFD : Est-ce que la prise en charge psychiatrique est comprise dans l’ALD diabète ?
Ces soins sur leur versant hospitalier et médical peuvent être pris en charge dans l’affection longue durée (ALD) diabète, mais il est tout à fait possible d’y adjoindre une demande d’affection d’une ALD pour motif psychiatrique (TCA ou complications du TCA). En revanche, ni les consultations diététiques, ni les consultations de psychologie ne sont prises en charges à ce jour à ma connaissance.
Quelles sont les spécificités du diabète qui pourraient favoriser l’apparition de TCA (par exemple, le contrôle glycémique strict, les restrictions alimentaires, etc.) ?
Comme évoqué, le diabète lorsqu’il est découvert et donc pris en charge implique directement majoritairement un changement du rapport à l’alimentation. Celle-ci qui, de base est un des principaux éléments dont notre survie dépend, devient potentiellement ce qui peut entamer la durée de vie. Cela est d’autant plus vrai que cette perturbation intervient précocement dans une existence qui se construit. Or les TCAs, en particulier l’anorexie mentale ou la boulimie sont des pathologies qui surviennent à l’adolescence, qui est pour tous une période dans laquelle vont être interrogées et remises en causes un certain nombre des « règles ». On comprend donc que le diabète de type 1, apparaissant majoritairement chez le sujet jeune soit en lui-même un puissant facteur de risque. Signalons au passage que tout élément entrainant précocement une focalisation précoce sur l’alimentation joue le même rôle : hypercholestérolémie familiale, la pratique du mannequinat, ou de disciplines sportives normées sur le plan esthétique ou des catégories de poids. Ensuite, parmi les personnes atteintes de diabète, certains facteurs semblent plus fréquemment associés aux troubles des conduites alimentaires, bien que les études sur ce sujet restent limitées. On observe notamment une prédominance chez les femmes, une tendance à l’obésité abdominale (accumulation de graisse au niveau du ventre), un indice de masse corporelle (IMC) plus élevé que la moyenne, ainsi qu’un historique de troubles psychiatriques, tels que l’anxiété, la dépression ou d’autres troubles de l’humeur (6). Un élément évoqué dans plusieurs études est un taux HbA1c plus élevé, mais il est assez difficile d’y voir un lien de causalité dans la mesure ou le déséquilibre alimentaire associé à une omission d’insuline implique directement la montée de ce chiffre.
Quels sont les principaux facteurs psychologiques qui peuvent déclencher ou aggraver un TCA chez une personne diabétique ?
Toute pathologie psychiatrique est susceptible de favoriser la survenue d’un trouble alimentaire. Il en est de même pour la population souffrant de diabète ou non. Un élément qui mérite toutefois un focus est, la survenue d’un trouble anxieux et qui peut être associé à un épisode dépressif car dans le cas particulier d’une personne qui souffre de diabète on se retrouve face à la construction d’un cercle vicieux : le stress, chez une personne ayant de base une propension à gérer les moments de débordement émotionnel par la prise alimentaire ou le contrôle alimentaire va amplifier des symptômes de TCA et les faire s’associer les uns aux autres. Or, la déstabilisation du diabète accompagné d’un risque de complication qui augmente ou de complications qui apparaissent, les tensions avec l’équipe médicale ou l’entourage à ce sujet vont être des sources majeures de stress puis d’anxiété généralisée. Donc, l’instabilité du diabète va favoriser d’éventuels accès hyperphagiques et omissions d’insulines, qui vont eux même modifier les glycémies qui vont amplifier les inquiétudes, et ainsi de suite. Vient s’ajouter à cela une tendance à l’évitement médical, pris dans une culpabilité le patient va dissimuler une partie de ses résultats et éviter un certain nombre de rendez-vous, ce qui a pour effet d’isoler le patient dans ses deux pathologies.
Comment les personnes atteintes de diabète et de TCA sont-elles amenées à vous consulter ?
Les patients que je rencontre me sont adressés par des confrères qui considèrent qu’un TCA est constitué. Dans les faits, ce sont plutôt des collègues psychiatres, psychologues ou médecins généralistes qui les envoient vers moi que mes confrères diabétologues … ce qui est en apparence un paradoxe. Mais, en pratique c’est assez logique, dans la mesure où ces mêmes patients évoquent être plus en difficultés avec l’évocation de leurs symptômes face au diabétologue que face à un autre professionnel qui les rencontres, par exemple pour évaluation de symptômes anxio-dépressifs.
Tout patient souffrant de trouble alimentaire présente une part de « déni » (je n’apprécie, ni n’utilise pas beaucoup ce terme). Disons que tout patient ne perçoit pas une part de ses symptômes. L’explication est la suivante : les TCAs vont s’infiltrer dans l’existence de l’individu assez tôt et remanier ses liens familiaux, ses amitiés son rapport au corps et à la performance. Donc, lorsque je les rencontre, ils viennent avec une représentation de la manière dont la maladie retentit en termes de souffrance, mais (au moins pour partie) ils ne perçoivent pas qu’elle joue aussi sur d’autres champs (les invitations refusées chez des amis, les temps passés seuls afin d’échapper au regard de l’autre pour faire une crise, le temps dédié à une pratique sportive valorisé etc…). Donc le « déni » est un élément incontournable à prendre en charge : c’est l’objet du travail en thérapie motivationnelle qui met en lumière les coûts et les bénéfices associés au changement qui va avec l’involution de la maladie et débouche sur les étapes identifiées pour y parvenir.
Pouvons-nous parler de guérison du TCA ?
Comme pour le diabète, les TCAs sont des maladies chroniques, le terme de guérison est donc inadapté. Il est plus juste de parler de rémission. Comme évoqué à plusieurs reprises, les patients que je rencontre ont à leur arrivée « plusieurs années de maladie derrière eux » : la guérison suppose dans sa définition officielle un « retour à l’état antérieur à l’apparition de la maladie », c’est donc une fiction ! Tout processus de rémission progressive implique des moments de fragilité (rechute) qui se soutiennent puis rentrent dans l’ordre, une fois la maladie en silence, les patients gardent une fragilité qui pourra s’exprimer en fonction des périodes de l’existence (l’exemple d’une grossesse chez une femme est le premier qui vient à l’esprit étant donné les modifications de l’alimentation et du corps qu’elle induit). L’entourage à un rôle : entendre le patient lorsqu’il est en difficulté (sans prendre une position soignante pour autant), et l’aider, voire l’accompagner dans le recours au soin.
Quels conseils donneriez-vous aux familles ou aux proches pour soutenir une personne diabétique souffrant de TCA ?
Premier conseil : verbalisez vos inquiétudes. Les patients que je croise au quotidien évoquent tous à un moment ou à un autre cette impression d’être seul, enfermé avec leur maladie. Ce qui leur donne cette impression est l’idée qu’elle n’est pas visible, car elle joue sa partition dans l’ombre (paquets de gâteaux vides portés à la nuit tombée dans le vide ordure, fuite aux toilettes sous couvert d’un besoin pressant à la fin d’un repas, jogging à 5 heures du matin pour « être en forme » dès le début de la journée …). Or, pour une bonne partie de ces symptômes, ils sont perçus par l’entourage comme étranges tout de même : donc on en parle ! Cela étant admis, pas à n’importe quel moment. Typiquement les repas sont des moments de tension pour le patient, donc à éviter.
Deuxième conseil : ne pas prendre une position soignante. Le risque est de faire monter le niveau de conflit. La particularité du conflit ici, c’est qu’il a lieu entre les proches et la maladie, mais qu’il met en jeu les personnes … et en cas d’amélioration ou de rechute un message se développe qui est complètement hors-sujet : « si tu vas mieux c’est une preuve d’affection, ou l’inverse si tu vas moins bien ». Or, plus il y a de tensions, plus le patient va avoir « recours » aux stratégies de crise ou de contrôle alimentaire.
Troisième conseil : ne pas tenter de mesure de contrôle externe. Les verrous sur les placards, la carte bancaire qu’on cache au patient dans un endroit secret etc. cela peut avoir un coté intéressant sur le moment mais va là aussi faire monter les tensions assez rapidement. Par ailleurs, il faut bien avoir à l’esprit que le patient doit s’autonomiser dans la gestion de l’alimentation et de ses symptômes au quotidien, s’il est trop « en appui » sur son entourage et que ce même entourage est moins disponible pour une raison ou pour une autre, la tempête se lève et le sentiment d’abandon face à la maladie, d’incurabilité est massif.
Un mot de la fin ?
Qu’on la nomme diaboulimie ou autrement l’association diabète et TCAs ne doit pas faire oublier le fait le plus important : les TCAs associés au diabète sont des TCAs « comme les autres » qui répondent aux mêmes mécanismes psychologiques et qui doivent, dans l’ensemble être pris en charge comme les autres TCAs. Le risque si l’on néglige ceci : c’est que le patient soit renvoyé d’un praticien qui s’estime « non-spécialisé » à un autre sans jamais être pris en charge pour son trouble alimentaire !
Conclusion
Les troubles des conduites alimentaires associés au diabète sont une réalité souvent méconnue mais aux conséquences majeures sur la santé physique et mentale des patients. Leur détection et leur prise en charge nécessitent une approche intégrative et une meilleure coordination entre psychiatres et diabétologues.
Il est essentiel de sensibiliser les professionnels de santé et les patients à cette problématique afin d’améliorer la détection, la prise en charge et, in fine, la qualité de vie des personnes concernées.
Références
- WINSTON, A.P. Eating Disorders and Diabetes. Current Diabetes Reports. 15 juin 2020, vol. 20, n° 8, p. 32.
- BIRK, R., SPENCER, M.L. The prevalence of anorexia nervosa, bulimia, and induced glycosuria in IDDM females. The Diabetes Educator. 1989, vol. 15, p. 336-341.
- TORJESEN, I. et al. Diabulimia: the world’s most dangerous eating disorder. 2019.
- ALLAN, J.A.. Understanding poor outcomes in women with type 1 diabetes and eating disorders. Journal of Diabetes Nursing.
- HARRIS, S.R. et al. Binge-Eating Disorder and Type 2 Diabetes: A Review. Endocrine Practice. Février 2021, vol. 27, n° 2, p. 158-164.
- TRONCONE, A. et al. Prevalence of disordered eating behaviors in adolescents with type 1 diabetes: Results of multicenter Italian nationwide study. International Journal of Eating Disorders. 25 juin 2022, vol. 55, n° 8, p. 1108-1119.
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